Barnabé Vauthier, paysan bio lorrain, sème de la luzerne pour ses vaches vosgiennes et pour protéger ses terres l’hiver. En se décomposant, elle nourrira la vie du sol.
La biodiversité commence là où tout prend racine, même l’agriculture biologique, c’est-à-dire dans le sol. Quid de cet univers fascinant mais méconnu et maltraité, envers du décor agricole ?
Pascale Solana
Imaginez, toute une partie de votre corps plâtrée !
Quel serait l’état de votre peau, et le vôtre simplement ? C’est la question que pose Jean-Michel Florin, formateur au Mouvement de l’Agriculture Biodynamique (MABD), lorsqu’il évoque le sol et l’importance d’en prendre soin. Poursuivant la métaphore, il présente celui-ci comme un diaphragme permettant la respiration de la terre. Mais c’est quoi le sol ? « C’est ce qui est situé entre la surface et la roche qui peut être un granit, un sable, un calcaire, et qu’on appelle le sous-sol. Lorsque la roche s’altère, elle devient du sol », explique Marc-André Selosse, professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle. « À cette partie minérale, poursuit-il, s’ajoute une part organique faite d’organismes vivants ou morts, plus ou moins transformés. L’ensemble est le siège d’une extraordinaire dynamique d’échanges et d’une incroyable biodiversité. » Pour ce spécialiste des symbioses souterraines, le sol n’est ni plus ni moins à « l’origine du monde, car il le porte, le nourrit, le protège », et il lui a consacré un ouvrage de près de 500 pages pour qu’on cesse de le piétiner. « Certes, il est fait pour ! Pieds nus, c’est même agréable, assure-t-il, mais il est tellement malmené. » Méprisé, ignoré, bétonné, abîmé.
Depuis toujours, il pâtit d’une sale image. « Notre relation culturelle au sol est négative. On y enterre nos morts et nos déchets, quand ce n’est pas le lieu des enfers. Il n’est pas accessible, ses habitants sont invisibles, c’est sûrement plein de microbes pathogènes », ajoute Lionel Ranjard, directeur de recherche à l’Inrae, qui assure qu’un sol détruit ne se reconstitue pas à l’échelle d’une vie humaine.
L’agriculture du XXe siècle n’a rien arrangé. Pire, elle a orchestré sa maltraitance et son appauvrissement, dont on mesure aujourd’hui les conséquences.
Sols vivants
Dans un gramme de sol s’activent environ un milliard de bactéries et plusieurs millions de champignons microscopiques. Sans parler de la faune, des nématodes aux escargots en passant par les vers de terre, soit près de 10 000 espèces au mètre carré. « Cette mosaïque d’habitats, donc d’habitants, constitue un gigantesque réservoir de biodiversité impliquée dans de grandes fonctions essentielles à la vie sur terre », détaille Lionel Ranjard. Sans sol, pas de nourriture ni de toit, peut-on résumer.
Pour qui y est attentif, le sol est vivant et peut être considéré comme un organisme avec toute une dynamique. L’idée n’est pas neuve. Elle circule chez des microbiologistes du début du XXe siècle. On la retrouve par exemple dans l’agriculture biodynamique en Allemagne dans les années 1920, portée ensuite par les travaux du chercheur Ehrenfried Pfeiffer, qui migre aux États-Unis et dont le célèbre ouvrage La fécondité de la terre sera traduit en cinq langues, comme l’explique l’historienne des sciences et de l’environnement, de l’agriculture biologique, Céline Pessis dans Histoire des “sols vivants” , Revue d’anthropologie des connaissances, 2020, vol. 14, n° 4.
Mais au sortir de la Seconde Guerre mondiale, au nom d’une modernité posée comme vérité, la France agricole enterre « le sol vivant ». Elle livre l’entretien de sa fertilité, gagnée au fil des siècles par les apports de matières organiques dans les champs, aux mains de la chimie et d’une mécanique toujours plus puissante. Le sol est perçu comme un support neutre et inerte, que l’on ne conçoit que par sa dimension physico-chimique et par lequel transitent des sels minéraux solubles (azote, phosphore, potassium ou NPK) directement assimilables par les végétaux. Promesses de beaux rendements, ce sont des formules nutritives standardisées qui permettent de s’affranchir de la diversité des sols et de la complexité du vivant. Exit l’animal et le fumier ! La spécialisation des exploitations et des territoires peut commencer : ici, des cultures de plus en plus intensives de maïs et autres céréales, d’oléagineux… sur des sols remembrés, ailleurs des élevages industriels aux lisiers polluants. L’appauvrissement de la vie du sol est encouragé par la baisse des superficies de légumineuses pourvoyeuses naturelles d’azote, par l’usage croissant des fertilisants minéraux et des biocides, qui, comme leur nom l’indique, tuent la vie, et par des labours de plus en plus brutaux.
Marc-André Selosse, professeur au Muséum d’histoire naturelle
« Le sol est la Belle au bois dormant du climat. »
« Le climat, selon qu’il est sec ou humide par exemple, intervient dans l’évolution des sols, et inversement. Par ailleurs, le sol a deux actions quant au climat. La matière organique s’y décompose très lentement et joue le rôle d’un retardateur : le carbone n’est pas sous la forme de CO2, il est stocké. D’un autre côté, le sol libère du CO2 lorsqu’il “respire”. En plus du dioxyde de carbone, les sols humides peuvent produire du méthane. S’ils reçoivent des engrais sous forme de nitrates, ils génèrent du protoxyde d’azote. Méthane et protoxyde d’azote sont bien plus actifs dans l’effet de serre que le CO2. Lorsqu’on laboure un sol, on l’aère, on génère du CO2. Si on l’irrigue, cela génère du méthane et du protoxyde d’azote, et encore plus si des nitrates se rajoutent. Les animaux, champignons microscopiques et autres bactéries qui habitent le sol forment des alliances invisibles. Et chacune des espèces a des actions différentes, les unes, comme les bactéries, produisent du méthane, d’autres, tels les vers, des trous qui permettent à l’eau de s’infiltrer, etc. Le sol, c’est un peu la Belle au bois dormant du climat ! Le comprendre avant d’agir, c’est se donner des outils d’action vertueux.
À lire : L’origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent, Marc-André Selosse, Éd. Actes Sud
Les racines pivotantes de la féverole améliorent la structure du sol.
Ses nodosités, organes symbiotiques, accueillent des bactéries qui fixent l’azote de l’atmosphère utile à la culture suivante.
La croisade pour l'humus
En parallèle, une contestation voit le jour. Elle prend la forme de ce que Céline Pessis nomme la « croisade pour l’humus ». Et l’agriculture biologique y est intimement liée. Le sol, c’est le terreau de la bio ! Parmi ses premiers penseurs, observe la chercheuse dans ses travaux parus dans Histoires des modernisations agricoles (Presses universitaires de Rennes, 2021), certains la nomment parfois « agriculture fermentaire », et son nom formé sur la racine « bio » rappelle étymologiquement la vie, celle du sol, auquel se réfère, explicitement, la Soil Association, première association bio britannique (1946).
De 1958, date de la création en France du premier groupement d’agriculteurs bio (GAB de l’Ouest), aux années 1980, cette croisade pour l’humus structure l’évolution du mouvement, comme le montre l’historienne. Des médecins, agronomes, microbiologistes et autres scientifiques marginalisés, ou encore des paysans moqués recherchent et expérimentent. Et pour eux, le parallèle entre le métabolisme du sol et celui de l’humain, et le lien entre la vitalité de l’aliment et la santé animale et humaine envisagés au début du siècle s’affirment comme des évidences.
Les pieds sur terre
Au fil de ses versions successives, l’importance accordée à l’entretien de cette vie du sol s’est un peu érodée dans le règlement bio européen, au point qu’on n’en retient souvent que le refus des pesticides. Réécrits par des technocrates européens pour un cercle d’acteurs de plus en plus large, ses objectifs ont évolué, comparé aux confidentiels cahiers des charges posés au départ par des paysans de Nature et Progrès ou de l’Ifoam, organisation internationale de la bio.
Mais, sur le terrain, le principe de base de l’agriculture biologique reste de nourrir le sol d’abord, voire, en agriculture biodynamique, de le soigner, pour nourrir les plantes. L’usage de matières organiques, et non d’engrais minéraux synthétiques qui court-circuitent la vie souterraine, les rotations dans le temps et l’espace de cultures, dont certaines qui permettent de fixer l’azote atmosphérique dans le sol, sont essentiels.
Précieux indicateur, le sol est l’objet d’attention. Ainsi en biodynamie, on utilise des préparations pour le compost à base de six plantes qui vont améliorer le sol : l’achillée millefeuille, la camomille matricaire pour éviter le compactage, l’ortie, grande régulatrice, pour l’équilibrer, la valériane pour le stimuler et favoriser la formation d’humus, le pissenlit, la camomille, l’écorce de chêne. Elles peuvent également être utilisées sous forme de tisanes à pulvériser sur les cultures. « En cas de problème, explique Jean-Michel Florin, le réflexe, c’est le profil de sol : un coup de bêche pour voir s’il est compacté, humide, pauvre en matière organique ou non. »
Pas de biocides synthétiques, bien sûr, qui mènent à la destruction des habitats du sol, notamment les fongicides, ou à la contamination des micro-organismes (métaux lourds…)
Il est aussi des pratiques qu’on s’efforce d’éviter comme laisser les champs tout nus l’hiver ! « Cela favorise l’érosion. Tout comme les labours et les retournements profonds, grands ennemis du sol », martèle Marc-André Selosse qui voudrait voir l’abandon de ce geste ancestral qui agit aussi sur les mauvaises herbes. Reste que désherber sans chimie, lorsque le paillage ou le binage ne sont pas adaptés comme dans les grandes cultures (blé…), n’est pas simple. Mais possible ! « Je ne laboure pas mes terres », témoigne Agathe Moriano, jeune céréalière bourguignonne , Paysanne associée de Biocoop, fière de suivre le sillon de son grand-père, Jean-Marie Fromonot, qui a choisi cette approche il y a longtemps, avant même de passer en bio en 2008. Pareil chez Christelle Garnier, autre céréalière bio en Bourgogne, également Paysanne associée, chez qui le labour reste exceptionnel. « Au début, lorsqu’ils convertissent leurs terres en bio, certains agriculteurs conservent le réflexe “mauvaises herbes” qui concurrencent les plantations et baissent les rendements. Au fur et à mesure que leur technique progresse, ils prennent des risques et s’adaptent », observe Lionel Ranjard.
De 2019 à 2022, l’agronome écologue a ausculté la vie des sols de plusieurs centaines de viticulteurs conventionnels, bio, biodynamistes et comparé les pratiques. Déjà effectuée en Alsace et en Bourgogne, l’expérience Ecovitisol, qui se poursuit en Provence et dans le Bordelais, montre généralement une amélioration de la qualité biologique du sol graduelle du conventionnel à la bio puis de la bio à la biodynamie. « Chaque pratique, y compris bio, est perfectible, insiste le scientifique. La méta-analyse internationale que nous avons réalisée place la biodynamie en tête. » Elle améliore entre autres les réseaux d’interactions entre les micro-organismes du sol, rendant leurs communautés plus fonctionnelles sans qu’on sache vraiment encore tout expliquer. D’où la nécessité de poursuivre les recherches.
Agathe Moriano, céréalière bio, préfère cet outil, le vibroculteur, qui peigne en surface, à la charrue qui laboure et retourne en profondeur.
Planter des slips !
Devant le manque de connaissance sur les sols, la recherche a commencé à s’y intéresser à la fin du XXe siècle. Le développement de la biologie moléculaire et ses outils ont aidé. « Même s’il reste beaucoup à découvrir, elle commence à produire des réponses, et la France est leader, explique Lionel Ranjard. Nous sommes par exemple pionniers dans les inventaires de qualité physico-chimique et microbiologique. »
Si les produits phytosanitaires chimiques restent encore très utilisés pour soutenir la production, ils conduisent à certains endroits à des impasses techniques. Marc-André Selosse cite la Corn Belt* américaine, dont les sols, longtemps et intensivement labourés et traités aux pesticides, voient leur partie superficielle s’éroder et leur productivité baisser. « Ça ne se perçoit pas parce que d’autres progrès compensent, comme la sélection de variétés plus productives », ajoute-t-il. À l’échelle internationale et nationale, en grandes cultures, on parle de « fatigue des sols » caractérisée par des baisses de rendements. « En viticulture, un plan national de dépérissement de la vigne a été mis en place pour contrer les mortalités et baisses de rendement de plus en plus significatives partout en France », confirme Lionel Ranjard.
Et c’est sans compter l’impact du changement climatique, des sécheresses, d’inondations, etc. sur le peuple du sol.
Désormais, tout le monde sait que l’usage des pesticides chimiques n’est pas durable pour la santé des humains et de la terre. Alors même non bio, les agriculteurs s’intéressent au sol. Lors de l’édition 2023 du salon Tech&Bio à Bourg-lès-Valence dans la Drôme, qui attire tous les profils, il était difficile de trouver une place lors de la conférence dédiée à la qualité des sols. Quant aux concours de test du slip, ils courent la France, des chambres d’agriculture aux lycées agricoles en passant par les associations d’agriculteurs. L’idée ? Sensibiliser à la fertilité… du sol. Vous enterrez un slip, en coton – bio de préférence ! –, vous le déterrez quelques temps après : moins il en reste, plus la vie du sol est active, et donc fertile. –
* « Ceinture de maïs » qui court sur plusieurs États du centre-nord des États-Unis.
Lionel Ranjard, directeur de recherche à l’Inrae
Pourquoi tant de biodiversité dans le sol ?
Comparé à l’eau ou à l’air, le sol est d’une grande hétérogénéité sur le plan physico-chimique. Il se compose d’habitats très différents. Dans un même sol peuvent se côtoyer des bactéries aérobies et anaérobies, acidophiles ou basophiles… Chaque sol a sa biodiversité. Il existe autant de sols que de services rendus : service de « fournitures » de matériaux, services de régulation du climat, du cycle de l’eau, de dépollution, etc.
En quoi favoriser la diversité végétale, avec des cultures mineures* par exemple, impacte-t-il les sols ?
D’un point de vue écologie du sol, la diversité végétale, dans l’espace et dans le temps avec des intercultures et des rotations, est importante. Rien de pire que les monocultures parce
qu’elles structurent un type de communauté microbienne adapté à un type de végétal. Quand la biodiversité d’un milieu se réduit, ses capacités de résistance et de résilience aussi. La biodiversité du sous-sol conditionne celle de la surface, et inversement. Il y a un intérêt à varier les cultures comme il y a un intérêt à planter des haies, des arbres, etc., à favoriser l’hétérogénéité dans le paysage pour favoriser la multiplicité des habitats. Le sol est le miroir des territoires ! Un paysage pauvre en diversité l’est aussi dans son sol.
Pour aller plus loin en se divertissant :
• Une fiction romanesque au titre évocateur : Humus, Gaspard Koenig, Éd. de L’Observatoire
• Une BD scientifique : Sous terre, Mathieu Burniat, Marc-André Selosse, Éd. Dargaud
• Des fresques ludiques et collaboratives :